En pleine économie de guerre et de guerre économique, les industries de défense et de sécurité sont massivement sollicitées. Pour faire face aux besoins d’un conflit de haute intensité, la situation géopolitique globale et le conflit russo-ukrainien notamment, il faut produire, plus, plus vite tout en restant compétitif. Intégrer le temps long tout en étant agile. Aux problématiques de dépendances technologiques, de délocalisations massives, de politiques de flux… le désintéressement depuis de nombreuses années des filières techniques, industrielles et scientifiques en France ajoute un nouvel enjeu : la pénurie des talents et l’attractivité des activités et des métiers qu’il faut réinventer dans une société qui aspire à plus de sens et d’impact positif social, sociétal et environnemental des entreprises.
Attirer les talents
Relocaliser sur le sol français et augmenter la cadence nécessitent de replacer l’actif stratégique majeur de l’entreprise au cœur des enjeux : l’humain. A la clé, beaucoup d’embauches. En 2023, Thales souhaitait recruter 12 000 personnes à travers le monde dont 4 000 créations de postes. Même constat pour Safran qui prévoyait 12 000 embauches, dont 4 500 en France après que le groupe ait déjà recruté 17 000 personnes en 2022, dont plus de 6 000 créations d’emplois.¹ Mais peu de talents pour saisir ces opportunités. Les entreprises de la base industrielle et technologique de défense et de sécurité (BITDS) peinent en effet à recruter et fidéliser aussi bien dans les métiers techniques que scientifiques. « J’aimerais passer mes équipes en ’3x8’. Mais nous manquons de fraiseurs, de soudeurs ou encore d’ajusteurs en mécanique », déplore ainsi Hervé Dépéry, directeur général de Ets Tardy, un groupe qui fabrique, entre autres, le plancher du Jaguar sur son site implanté près de Saint-Etienne, dans la Loire.² 66% des adhérents du GICAT déclaraient en juin 2023 rencontrer des problématiques de recrutement pour leurs activités défense et sécurité. 75% estimant que la raison principale était le manque de candidats. Et la tenue imminente des Jeux Olympiques et Paralympiques n’arrange rien pour la sécurité privée, elle aussi touchée de plein fouet par le manque de candidats, notamment des femmes.
Il faut donc repenser le travail pour répondre aux attentes des futurs talents : retravailler l’image des métiers de la défense et de la sécurité, définir et porter sa stratégie de communication et de rayonnement en cohérence, créer les conditions de travail qui favorisent l’épanouissement et l’engagement : des missions qui ont du sens, un cadre de travail agréable, des moyens et des outils adaptés, de l’agilité et de la flexibilité dans le travail, de la mobilité, un management par la confiance mais aussi des possibilités d’évolution « Il s’agit d’offrir des perspectives d’épanouissement tout au long de la vie professionnelle en prenant en compte des aspirations professionnelles qui évoluent. » témoigne Airbus.³
Prôner la cohérence
Pour adresser ce sujet de l’attractivité, le groupe Nexter KNDS a « décidé d’assumer ce que nous sommes, un acteur de la défense terrestre. Notre mission au service des Armées est le premier pilier de notre stratégie de recrutement. Par ailleurs, aujourd’hui un grand nombre de candidats est en quête de sens, or nous sommes dans une industrie porteuse de sens, celle de défendre la France et plus largement les libertés des pays démocratiques » souligne Catherine Roux, directrice des ressources humaines de Nexter KNDS. Une « promesse employeur » qui passe aussi par des actions fortes et concrètes en termes de mobilité et de parcours professionnels, de dispositifs qui permettent un équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle désormais essentiel. « Ce que nous mettons en avant auprès des talents n’est que le reflet de la réalité. La transparence est aussi une valeur clé du recrutement et de la fidélisation. » ajoute-t-elle.
La diversité est un marqueur d’intérêt fort pour la filière, où le taux de féminisation progresse mais où il reste encore beaucoup à faire « Nous travaillons depuis 15 ans sur les questions d’égalité des chances dont l’égalité de traitement entre les femmes et les hommes et la féminisation. L’année dernière, nous avons recruté 27 % de femmes. Pour nous il s’agit d’une vraie victoire. Evidemment, que la féminisation de la filière ne se réglera pas d'elle-même, nous ne pouvons pas modifier les aspects sociétaux qui y sont liés. En revanche, nous pouvons tenter d’amorcer la transition et être acteurs du changement » poursuit Catherine Roux.
Donner du sens
En juin dernier, l’association Projet Sens composé de dirigeants engagés pour redonner du sens au travail, publiait un rapport révélant que 43 % des actifs envisagent de quitter, dans les deux ans, leur emploi pour un autre ayant plus de sens.
Pour cela, l’entreprise doit définir son impact positif social et environnemental, repenser la mesure de la performance, faire émerger les leaders responsables et insuffler l’action au quotidien. « Il faut premièrement mettre en avant la mission de l’entreprise » soutient Eric Delannoy, Président Fondateur de Tenzing. Innover, son cabinet de conseil l’a fait, pour attirer les talents, en mettant en avant les valeurs intrinsèques des dirigeants qui constituent l’ADN de la structure. « Nous avons voulu faire la démonstration qu’il est aujourd’hui possible de prendre des décisions radicales en matière d’engagements sociétaux tout en étant profitable. Par exemple, nous recrutons nos talents sans nous baser uniquement sur leurs diplômes mais davantage sur leurs compétences. » explique Eric Delannoy, et de poursuivre : « C’est l’égalité des chances offertes à des profils qui ne se seraient jamais dirigés vers les métiers du conseil par exemple. Mais pour que cela fonctionne, il faut mettre en place un système de management et d’accompagnement adapté, sinon les salariés décalés par rapport aux profils habituels ne resteront pas. Cela implique une formation initiale importante qui doit être complétée par une formation continue tout aussi essentielle. D’une manière générale, nos collaborateurs savent pourquoi ils rejoignent notre entreprise, ils connaissent notre raison d’être et c’est justement la cohérence entre les actes et les engagements pris qui fait la sincérité d’une entreprise. » Une démarche engagée et exigeante, qui ne freine en rien les performances financières de l’entreprise qui affiche un taux de croissance annuel à 2 chiffres depuis sa création il y a 7 ans.
Un engagement social et sociétal
Les industriels de la défense et de la sécurité sont très souvent engagés en faveur de causes multiples. Mais communiquaient peu, historiquement. Leur implication sur ce plan tend à évoluer dans le bon sens. Actions en faveur de la protection des enfants ou accompagnements des enfants malades, protection de la biodiversité, soutiens aux associations de blessés de guerre, aide à la reconversion, ils sont nombreux déjà à agir sur le volet social et sociétal mettant en lumière des valeurs qui les unissent aux Armées : courage, abnégation, engagement et don de soi.
Vincent Dorival et son association Ultraops en témoigne. Sapeur-pompier de Paris, blessé en service en avril 2001, sa blessure marque le début d’un combat, celui qui lui a permis de renouer avec sa passion : servir. Si sa vie ne s’est pas arrêtée après cet accident, c’est parce qu’il a su « en faire quelque chose » comme il le dit avec simplicité et humilité. Après avoir co-fondé l’association Ultraops, il a parcouru la Death Valley en fauteuil roulant, soit près de 320 km dans l’un des lieux les plus hostiles de la planète où les températures flirtent avec les 56° et le désert de Las Bardenas en Espagne, dans le cadre de défis sportifs extrêmes. Vincent Dorival accompagné avec ses frères d’armes se reconstruisent dans le sport et récoltent des fonds à destination du Centre de Transfusion Sanguine des Armées « Essentiel pour sauver des vies. Ainsi, dans ces défis nous continuons à nous dépasser, à servir et ce dans un esprit de fraternité qui nous est cher » témoigne Vincent Dorival. « Même atteint, toujours servir » est la devise d’Ultraops - soutenue par de nombreuses entreprises de la filière, mais pas uniquement - qui appelle à un « sursaut collectif dans une société qui se perd » et dans laquelle Vincent appelle au retour d’une culture de la résilience et de la solidarité et d’ajouter : « Ces défis nous permettent sûrement de répondre à l’une des questions les plus importantes : quel sens donnons-nous à notre propre existence ? »
Ces engagements, Nexter KNDS les a pris depuis de nombreuses années déjà en favorisant, par exemple, le recrutement des militaires blessés de l'armée de Terre. « Au regard de la mission qui est la nôtre, nous sommes évidemment très proches de ce corps d'armée. C'est pourquoi nous les accueillons pour leur reconversion. Et si ces nouveaux emplois ne leur conviennent pas toujours, nous tentons de les accompagner au mieux. C'est un devoir d'accueillir des soldats qui ont donné de leur chair pour la défense de notre territoire et de nos valeurs » souligne la directrice des ressources humaines du groupe.
Tenzing a choisi, pour sa part, d’aller plus loin au travers de la répartition de la valeur avec la mise en place du dividende sociétal. « Aujourd'hui, nous reversons la totalité de notre dividende ni aux actionnaires ni aux collaborateurs mais à la société. Les collaborateurs choisissent des associations qui agissent en faveur de l'égalité des chances, et le dividende de l'année leur est reversé. Et nous avons prouvé que ce modèle fonctionne, c’est-à-dire un modèle qui conjugue sens et performance, performance financière et performance sociale ! » se réjouit Eric Delannoy.
Aller plus loin
Pour autant, à l’heure actuelle, l’industrie de défense et les entreprises de la sécurité ne sont pas les plus green. Mais, les entreprises ont mis le pied à l’étrier et commencent petit à petit à développer des stratégies RSE et à mettre en place des actions par conviction, sous le coup des réglementations mais aussi car cela renforce l’attractivité de la filière. « La RSE répond à des valeurs que recherchent les candidats. Nous progressons à notre rythme sur le préservation de l’environnement. Nous faisons d’importants efforts, nous commençons à nous outiller et investir pour être meilleurs. Les collaborateurs sont forcément fiers de savoir que leur entreprise est investie sur ces enjeux. Accompagner des reconversions professionnelles de militaires blessés, soutenir des associations de féminisation des métiers techniques et scientifiques, proposer constamment des perspectives d'évolution dans l'entreprise, réinjecter de la valeur pour préparer l'avenir de l'entreprise, toutes ces initiatives font aujourd'hui partie d'un engagement plus global » témoigne Catherine Roux et d’ajouter : « Notre feuille de route se structure encore et le sujet environnemental dont la décarbonation va prendre de plus en plus de place à l’avenir. Nous avons conscience des efforts à fournir ». Un virage incontournable à prendre selon Eric Bergé, chef de Projet 'Décarborner l'industrie au Shift Project : « L’industrie doit quitter les énergies fossiles. Nous disposons des éléments qui permettraient d'avoir une industrie technologiquement plus avancée que le reste du monde à horizon 2050. Mais cela nécessitera des investissements majeurs en R&D. Cette avance permettra notamment de relocaliser des filières de produits qui étaient jusqu'alors importés. La décarbonation du secteur de la sécurité et de la défense est une nécessité mais l'idée n'est évidemment pas de le saborder. A noter que la France est par ailleurs plutôt en pointe sur ce sujet mais compte tenu des enjeux cela n’est pas suffisant. Il est nécessaire d’aller plus vite et plus loin ». Eric Delannoy nous invite in fine à transformer les imaginaires, pour donner envie. « Les secteurs de la sécurité et de la défense peuvent s’appuyer sur un imaginaire fort : protéger notre vivre ensemble et la démocratie », ajoute-t-il.
De cette dynamique RH dépendra la performance globale des entreprises de la sécurité et de la défense. Axe différenciant, il est aussi stratégique. Les entreprises doivent comprendre qu’il est indispensable de réconcilier rentabilité économique et impact social et environnemental : elles en ont conscience. Et le GICAT entend bien être le chef de file de cette dynamique amorcée en créant cette année une commission RSE pour faire bouger les lignes.
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