L’entreprise moderne joue un rôle central en matière d’innovation scientifique et technique, acquérant un pouvoir de transformation de nos sociétés. Lieu de création de valeur et de lien social, elle est soumise à l’impératif de la rentabilité, qui a conduit, sous l’effet de la mondialisation et de la financiarisation de l’économie, à l’éloigner peu à peu de sa vocation à servir l’intérêt collectif. Outil vital à la stabilité de nos démocraties, l’entreprise se trouve à un tournant historique et doit réinventer sa façon d’exercer son pouvoir de transformation de façon responsable.
Rencontre avec Alain Schnapper, praticien associé à la chaire « Théorie de l’entreprise - Modèles de gouvernance & Création collective » de MINES Paris PSL, fondateur du cabinet de conseil Gouvernance Responsable. Auteur de « Puissante et fragile, l’entreprise en démocratie (Odile Jacob) » co-écrit avec Dominique Schnapper et Directeur général de la Communauté des entreprises à missions.
Propos recueillis par Mélanie Bénard-crozat
Le temps de la social-démocratie
L’entreprise moderne a vu le jour à la fin du XIXe siècle, avec comme moteur l’innovation scientifique et technique. Elle ne se voulait pas seulement un lieu de production de valeur, mais aussi un collectif humain avec de nouveaux modes d’organisation, qu’accompagna la généralisation du salariat. Elle s’est par la suite inscrite pleinement dans le projet social et politique de la social-démocratie de l’après-guerre. L’Etat créait les conditions pour permettre à l’entreprise de développer ses activités : la monnaie, la sécurité juridique, l’enseignement et la formation… En contrepartie, l’entreprise produisait des innovations et créait des richesses qui permettaient de financer l’Etat-providence. Ce modèle de fonctionnement a été remis en cause à l’aube des années 80. La financiarisation de l’économie a abouti à un pouvoir excessif des actionnaires. Dans le même temps, la relation traditionnelle entre les Etats et les entreprises s’est délitée sous l’effet de la mondialisation et de l’émergence de multinationales dont le pouvoir concurrence celui des Etats. Enfin, dans un contexte général d’affaiblissement des institutions, les salariés, dans les sociétés démocratiques, aspirent à toujours plus d’égalité et de liberté. Mais leurs attentes ne sont pas faciles à satisfaire au sein des entreprises, organisations qui ne sont pas démocratiques mais hiérarchiques. Le Code civil ne connaît que la société des actionnaires et ignore l’entreprise vue comme un collectif d’action et d’innovation, qui intègre ces derniers mais aussi les salariés et leurs compétences. Or, ce collectif n’ayant pas d’existence juridique, ses intérêts qui ne correspondent pas nécessairement aux intérêts des actionnaires, ne sont pas défendus par le droit. La maximisation de la rentabilité des capitaux et la prise en compte excessive des intérêts des dirigeants a engendré une crise de l’entreprise, à l’origine de la crise financière de 2008. De ce constat est née la nécessité de retrouver les conditions de fonctionnement des entreprises comme collectif d’action et d’innovation grâce à un projet global et inclusif, qui mobilise l’ensemble de la chaîne de valeurs et toutes les parties prenantes. Démocratie et entreprises : de nouvelles exigences
L’affaiblissement du projet politique depuis les années 1990 constitue un nouveau défi pour les démocraties. Leur développement a besoin de la capacité historique de transformation des entreprises, qui doit être replacé au service des intérêts collectifs et des enjeux vitaux de notre société : environnementaux, sociaux, sociétaux. Orienter leur puissance est devenu un impératif.
Elles doivent agir au bénéfice de l’ensemble des parties impliquées dans la mission que se donne l’entreprise – répondant ainsi à la demande de sens de l’individu contemporain, à la recherche de la réalisation de soi. L’entreprise n’est donc pas politique au sens d’une institution politique - et ce n’est pas ce qu’on attend d’elle- mais elle a assurément un rôle politique au sens large. En fournissant les ressources qui permettent d’entretenir et de protéger toutes les populations, elle contribue directement au renforcement de nos démocraties.
De l’émergence des sociétés à mission
Les démocraties sont aujourd’hui confrontées au défi d’inciter les entreprises à prendre en considération des enjeux autres que le seul profit. Si celui-ci est évidemment nécessaire, il ne peut pas être l’objectif et la raison d’être des entreprises, qui doivent servir les intérêts collectifs de toutes les parties prenantes. En France, le modèle d’entreprise à mission offre un instrument juridique pour redéfinir le rôle que les entreprises peuvent jouer, ainsi que le sens de leurs décisions stratégiques.
Nouveau modèle de gouvernance, la qualité de société à mission permet aux entreprises françaises d’inscrire dans leurs statuts leur raison d’être associée à des engagements. Cela nécessite donc au préalable de réfléchir et clarifier son projet. Quelle est la vocation, le but et l’utilité de mon entreprise ? Comment y parvenir collectivement ? Comment cela va t-il s’inscrire dans un projet de long terme ? Quid de la performance sous tous ses angles ?
Cela invite de façon globale à s’interroger sur la contribution de l’entreprise à la société et celle des salariés à ce projet et donc in fine au fonctionnement même de la société. C’est aussi un moyen de répondre aux difficultés et dévoiement que subissent les entreprises.
Car si l’entreprise possède de grands pouvoirs, cela s’accompagne de grandes responsabilités. La raison d’être et les engagements permettent de définir ce pour quoi l’entreprise veut exercer son pouvoir de transformation. A cela, s’ajouteront les moyens et pratiques définis pour exercer son activité de manière responsable : c’est ainsi que la démarche RSE vient compléter la mission de l’entreprise en constituant une démarche globale, cohérente et responsable. En 3 ans, cette dynamique des sociétés à mission a suscité, en France, l’adhésion de 803 entreprises (novembre 2022).
cherche à répondre aux enjeux, besoins et défis de notre société. La loi laisse les entreprises entièrement libres de définir leurs missions, sous réserve de rendre compte de leurs actes. Faut-il en imaginer des formes de contrôle démocratique ? Quelle articulation entre l’intérêt collectif et général ? Les questions restent posées.
Face aux périls communs, nous devons repenser le projet politique de la social-démocratie. Il devra permettre de piloter la transformation du modèle économique pour respecter les limites planétaires et préserver la démocratie.
Ce changement est vital mais sera aussi délicat. De fortes résistances sont à attendre de la part des Etats-Unis ou de la Chine notamment. Mais l’indifférence est désormais devenue impossible.La place et le rôle de l’entreprise dans notre société sont la grande question de la démocratie du XXIe siècle. En poursuivant un projet collectif inscrit dans la durée contribuant à faire face aux périls de l’humanité, l’entreprise peut participer à la pérennité de nos démocraties.
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