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Les « casques bleus de la culture », Monuments Men des temps modernes

Le patrimoine culturel n’est pas qu’une victime collatérale des conflits armés. « La destruction délibérée du patrimoine est un crime de guerre – c’est devenu une tactique de guerre, dans le cadre d’une stratégie globale de nettoyage culturel », déclarait en 2017 Irina Bokova, ancienne directrice générale de l’UNESCO. Dans son combat pour protéger ce patrimoine inestimable, l’agence peut compter sur une force un peu spéciale, les « casques bleus de la culture », unité de Monuments Men des temps modernes portée par l’Italie. 

 

Par Marie Rollet 


© Comando Generale Arma dei Carabinieri


Une force opérationnelle d’urgence pour la culture 


A la fois objectif et arme de guerre, instrument de propagande et source de revenus de contrebande, la destruction de biens culturels est, dans certaines circonstances, assimilable à un crime de guerre, reconnaissait l’ONU en 2023. De la démolition des mausolées de Tombouctou en 2021 aux près de 350 sites ukrainiens endommagés depuis février 2022, en passant par la destruction de Palmyre et le saccage du musée de Mossoul en 2015, les exemples ne manquent pas. C’est ce constat qui donnait naissance à l’initiative Unite4Heritage de l’UNESCO en 2015, destinée à créer un mouvement en faveur de la protection et de la sauvegarde du patrimoine menacé. L’année suivante, à l’initiative de l’Italie, la première et unique force opérationnelle d’urgence pour la culture voyait le jour.  

Unité mixte constituée d’experts civils (archéologues, historiens, ethnologues, architectes...) et de la Tutela Patrimonio Culturale (TPC) des Carabinieri, ces « casques bleus de la culture » devenaient le bras armé de Unite4Heritage. Armés de drones, lecteurs scanner 3D, caméras, téléphones satellitaires, combinaisons anti-amiante, lunettes, gants, masques FFP3 ou encore alarmes de stabilité, ils interviennent à la demande de l’UNESCO ou de ses Etats membres, là où le patrimoine culturel est menacé. Leur mission : évaluer les risques, quantifier les dommages, prendre des mesures d’urgence, faciliter le transport vers des endroits sûrs, former le personnel local, renforcer la lutte contre le pillage et le trafic illicite… « Dans ces situations, l'identité et la valeur sociale des œuvres d'art nous apparaissent dans toute leur force. Elles reflètent souvent les sentiments, les racines et l'histoire de ces communautés humaines. (…) C'est avec beaucoup d'émotion que nous accomplissons notre devoir et transférons ces biens en lieux sûrs pour les préserver des tremblement de terre, des inondations, des dommages causés par les intempéries, du vol, ou pour permettre aux restaurateurs de les ’soigner’ » témoigne le Lieutenant-Colonel Lanfranco Disbio, expert des Casques Bleus de la Culture au sein de la TPC. 

900 retables et peintures sauvés à Amatrice dans des musées, chapelles et sanctuaires après le séisme de 2016. 37 118 livres, 9 652 mètres linéaires d'archives et 984 antiquités secourues en Emilie Romagne après les inondations en 2023. Des dizaines de sites culturels, musées, théâtres, bibliothèques, châteaux préservés après les séismes en Albanie et en Croatie en 2019 et 2020. La même année, la TPC était dépêchée à Beyrouth pour évaluer les dommages subis par le patrimoine architectural touché par l’explosion du port, en particulier dans le quartier de Gemmayzeh. Des missions qui ne sont pas sans risques : « Les expériences vécues dans des situations de crise et d'urgence mettent à l'épreuve la sensibilité, l'empathie et les capacités de réaction de ceux qui sont appelés à intervenir (…) Nos carabiniers, en synergie avec les experts civils du ministère, ont travaillé avec générosité et sans réserve, souvent dans des conditions climatiques et de sécurité critiques. Les interventions effectuées dans les ‘zones rouges’ et des bâtiments dangereux, inspectés et évacués grâce au soutien fondamental des pompiers, ont demandé du courage et de la détermination. » souligne le LCL Disbio. Des missions toutefois marquantes et mémorables pour tous : « Je me souviens avec émotion de discussions avec des prêtes, des citoyens et fidèles, déjà profondément marqués par le deuil et la destruction, et qui ne voulaient pas être privés des œuvres d'art survivantes, qui avaient été ‘blessées’ sous les décombres, ou en danger à l'intérieur de structures instables. » évoque l’expert. 


Transmettre, former, essaimer 


L’Italie possède une expertise de longue date dans la protection des biens culturels. Leonardo, sa "Banque de données des biens culturels illégalement volés", reconnue internationalement comme la plus complète, contient des millions d'informations sur des objets d'art recherchés. L’Italie sait cependant qu’elle ne peut pas agir seule. Lors du G7 de la Culture à Florence (2017), Fabrizio Parrulli, premier commandant de ces Monument Men contemporains, appelait déjà à former d'autres forces nationales pour démultiplier leur action. « Il est essentiel que l'UE ou les Nations unies adoptent un instrument de ce type, comme l'ont fait les Nations unies pour protéger les vies dans les missions de maintien de la paix. (…) Les pays ne doivent pas être contraints d'agir seuls. »¹ rappelait pour sa part Dario Francescini, ministre de la culture italien. La formation et la transmission sont de fait au cœur des missions de la TPC. En Irak, elle a déjà formé plus de 1000 experts du patrimoine, comme lors du « Workshop on emergency management and cultural heritage protection after natural disasters » organisé par la mission de l’OTAN pour la police fédérale en mars 2024. En 2022, elle a participé à la mise en place des « Cascos Azules de la Cultura Argentinos », une unité conçue sur le modèle italien, qui est désormais la deuxième unité interdisciplinaire au monde formée pour intervenir en urgence au service de patrimoine culturel.


Entre défis et évolutions 


L’enjeu est désormais d’adapter outils et méthodes aux dernières technologies utilisées pour la contrefaçon, le trafic et l'excavation illégale de biens patrimoniaux. C’est dans ce contexte qu’a été développé le Stolen Works Of Art Detection System, un système de collecte automatique de données et d'images du web, du deep web et des réseaux sociaux. Comparées à une base de données des œuvres recherchées, il aurait permis de localiser 42 biens en un mois et d'en récupérer 10 en seulement deux mois. La TPC s’est aussi alliée à l’Istituto Italiano di Tecnologia dans le cadre du projet européen RITHMS2 pour élaborer une plateforme interopérable basée sur l'IA et les méthodes d'analyse des réseaux sociaux permettant d’identifier les auteurs et réseaux de trafics des biens culturels.  

Autre question en suspens : l’intervention des CBC en zone de guerre, qui pour l’instant ne fait pas partie de leur mandat. « Parce qu’il implique des experts civils, leur mandat me semble devoir rester limitée aux situations de pré-conflit pour sécuriser préventivement le patrimoine culturel, ou (…) de post-conflit pour sauvegarder des biens affectés par les guerre, lutter contre d'éventuels trafics illicites et identifier les responsables. » commente le LCL Disbio. En Ukraine par exemple, la TPC soutient pour l’instant le pays à distance. Elle leur a notamment ouvert sa base de données pour y enregistrer leur patrimoine culturel. Une intervention sur le terrain « ne sera possible, si la demande en est faite, que lorsque la zone sera stabilisée comme le prévoient les critères d'utilisation des Casques bleus de la culture. Cependant, il n'y a actuellement aucune demande d'intervention de la part de cet Etat. » Reste qu’il y a suffisamment de régions, où le patrimoine culturel est menacé, rappelant le rôle essentiel de ces Monument Men contemporains dans la sauvegarde de ces trésors permet de cristalliser la mémoire collective des populations. 



²Research, Intelligence and Technology for Heritage and Market Security 

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