Elle a vu la noirceur de l’homme. La détresse des victimes. Leur résilience dans un monde qui peine à les reconnaître et les aider.
Elle a voulu informer, sensibiliser, alerter.
Elle a osé le faire sur un sujet encore tabou, que l’on peine à regarder en face tant il est violent et effraye.
Viol, inceste, pédocriminalité, Laetitia Ohnona ose se confronter à la réalité, ose saluer le travail des enquêteurs de l’ombre, ose rendre hommage avec pudeur aux victimes qui tentent de se reconstruire après avoir vécu l’innommable.
Rencontre avec Laetitia Ohnona, auteure, réalisatrice et journaliste.
Par Mélanie Bénard-crozat
Depuis plus de vingt ans, Laetitia Ohnona s'attache à comprendre les mécanismes humains, médicaux et judiciaires qui entourent les crimes, les viols. Elle mène une première enquête dans le milieu médical et réalise son premier reportage sur les fœticides en Inde. « A chaque documentaire, j’effectue de nombreuses recherches, de nombreuses rencontres. Et chaque fois que j’ouvre une porte, une autre s’entrouvre… C’est sans fin… » Elle poursuit donc son travail et après 7 années de travaux, interroge le système judiciaire français face au viol dans son documentaire « Elle l'a bien cherché » (2018). A l’époque de son enquête, avant Metoo, 250 000 viols ou tentatives sont commis chaque année en France. 16 000 plaintes sont enregistrées. Au bout d'un parcours qui dure en moyenne 4 ans, seules 1 600 finiront aux assises. Soit une plainte sur dix. Laetitia Ohnona nous emmène à la rencontre de quatre femmes, quatre victimes : Marie, Manon, Michèle, Muriel… et leur long et douloureux parcours au cours duquel il faudra répéter des dizaines de fois son histoire aux policiers, aux médecins, experts, avocats, juges... « C’est un documentaire en immersion depuis le dépôt de plainte au commissariat jusqu’au tribunal des assises, en passant par l’hôpital. Le chemin est éprouvant pour les victimes qui doivent sans cesse prouver qu’elles sont victimes. Jusqu’à convaincre un jury populaire aux assises. C’est d’une violence inouïe. » partage Laetitia Ohnona et d’ajouter : « C’est un sujet tabou que peu de personnes acceptent de regarder en face. Pourtant il y a des vies derrière l’horreur, des vies qu'il va falloir reconstruire. C’était important de mettre les faits, les victimes, leurs parcours en avant avec le plus de sincérité, de neutralité possible. J’essaye de suggérer plutôt que de montrer, de capter les expressions. Il est parfois plus puissant de transmettre à travers les effets artistiques que de révéler le visage des gens. »
En 2022, LCP diffuse « Cours Criminelles » où sa caméra permet au public, pour la première fois, d’assister à l’intégralité d’un procès d’inceste. Cinq juges appelés à rendre un verdict, sans jury populaire. Il s’agit d’un homme jugé pour le viol de son fils, âgé de 7 ans au moment des faits. « Ce documentaire questionne le devenir d'un système judiciaire en souffrance, mais permet aussi de poser des mots et des images sur l'un des crimes les plus répandus en France : l’inceste. Pouvoir réaliser ce documentaire n’a pas été facile. C’est une grande responsabilité vis à vis des victimes mais aussi de la justice ou des services d’enquêtes qui m’accordent leur confiance. » souligne-t-elle.
Cette année, elle met son art au service des victimes d’un fléau qui ne fait que croître. La pédocriminalité. Avec le développement du numérique, Internet est devenu le terrain de chasse privilégié des prédateurs sexuels. Pour cette enquête qui l’a conduit dans 8pays, Laetitia Ohnona s’est infiltrée au sein des forces policières qui luttent contre la pédocriminalité dans le monde. « Il faut ouvrir les yeux sur ce qui se passe, même si c’est très difficile. Lorsque j’ai entendu Véronique Béchu de l’Office mineurs lors d’une conférence, j’ai été scotchée. J’entends qu’il soit trop dur de regarder, d’écouter de telles atrocités. Mais c’est nécessaire pour combattre ce fléau. Celles et ceux pour qui cela est vraiment atroce sont les victimes. » clame Laetitia Ohnona. Alors, dans son documentaire, elle frappe fort. Elle rappelle l’ampleur du crime, des chiffres édifiants. Selon une étude1 publiée en 2023, réalisée sur 2 000 hommes de 18 à 65 ans, un sur six déclare avoir une attirance sexuelle pour les enfants, un sur dix étant passé à l’acte. « Chaque seconde, deux images de viols d'enfants sont téléchargées sur Internet dans le monde. » rappelle la réalisatrice. Un jeune sur trois aurait été sollicité une fois en ligne pendant son enfance.2 Alors il faut agir. Traquer ces criminels. C’est le rôle des enquêteurs au sein d’unités très spécialisées. « Dans 8 pays, dont la France et l’Allemagne, les mêmes récits, terrifiants. On ne se doute pas à quel point les enfants et les adolescents sont assaillis de propositions sexuelles – par des adultes – en quelques minutes seulement sur les réseaux sociaux » témoigne-t-elle. On y découvre aussi le paroxysme de la perversité, quand des mères de famille, aux Philippines, se font payer quelques dizaines de dollars pour diffuser en direct, à la demande de pédocriminels occidentaux, des agressions sexuelles et des viols sur leurs propres enfants. « C’est dans ce même pays que magistrats et enquêteurs sont plongés dans cet enfer, sans filet. Si en France et dans d’autres pays des formations, des suivis psychologiques existent, là-bas, ce n’est pas le cas. J’ai vu une magistrate détruite par la violence des affaires de pédocriminalité qu’elle a instruites. Les enquêteurs sont aussi mis à rude épreuve. C’est un véritable sacerdoce. Et je dois dire que la coopération entre les différentes unités est remarquable, tout comme leur résilience. » souligne t-elle et d’ajouter : « Au-delà des témoignages des enfants qui vous glacent le sang, les mots des pédocriminels vous marquent au fer rouge. Ils parlent entre eux de leur attirance pour les nourrissons comme si c’était normal. Grâce à Internet, ils s’organisent, communiquent, se légitiment dans leurs fantasmes. Ils peuvent être n’importe qui autour de nous. Nos voisins, nos frères peuvent commettre l’inimaginable… ». Alors il faut renforcer la loi, s’assurer de l’applicabilité de celle-ci. « Il faut réfléchir à des sanctions plus lourdes mais aussi à plus de moyens pour les services spécialisés. Les géants de la tech doivent prendre leurs responsabilités. Aujourd’hui, ils ne sont pas à la hauteur du problème. J’ai demandé des interviews. Aucune réponse à part Google. Ce n’est pas acceptable. » dénonce-t-elle et de suggérer : « il faut inévitablement repenser la prise en charge de ces criminels. Sans cela, nous ne résoudrons pas le problème à la racine. »
Reste donc la place majeure de l’éducation et du dialogue. « Il s’agit d’un pilier de la réponse à ce fléau. Nous devons informer nos enfants des dangers. Nous devons leur parler. Les sensibiliser. Les enseignants aussi ont un rôle clé à jouer, tout comme les professions entourant les enfants. Nous devons aussi éduquer sur la sexualité. Nous avons toutes et tous un rôle à jouer. Lorsque j’entends quelqu’un me dire qu’après avoir vu le documentaire, il ou elle a discuté avec son fils ou sa fille, sa nièce, etc., alors je me dis que j’ai été utile. Que mon métier a du sens. »
En 10 ans, les contenus pédocriminels en ligne ont augmenté de 12 000 %. En 2022, 88 millions d'images à caractère pédocriminel ont été identifiées. En France, 318 000 signalements de ces contenus auraient été échangés en ligne selon l’Office mineurs. De quoi ouvrir 871 enquêtes par jour !
Alors, faut-il scanner et surveiller réseaux sociaux et conversations privées, au détriment du droit à la vie privée ? « La protection des enfants est une cause sur laquelle l’humanité entière pourrait s’entendre » lance Laetitia Ohnona comme un appel à voeu. Mais quels moyens justifie-t-elle ? Une question qui pourrait trouver des éléments de réponse après le visionnage de « Pédocriminels, la traque ».
Nous avons vu. Nous savons. Voulons-nous faire bouger les choses ?
Alors osons ! Osons trouver les réponses et les mettre en oeuvre pour protéger les plus de 2 milliards d’enfants que compte la planète et ceux à venir : 4 enfants naissent chaque seconde dans le monde.
« Pédocriminels, la traque » sur arte.tv et la chaîne YouTube d'Arte, jusqu'au 26 août 2024, 92 minutes.
コメント